30.8.12


° Parfois dans la voiture la nuit je penche la tête entre deux villages crétois et je vois les étoiles qui ne ressemblent tout de même pas à celles, incomparables, vues de nuit entre deux dunes du désert marocain. Peut-être devrais-je dormir dehors. Peut-être a t-on trop de confort. Sans doute. Devant nous, le camion transporte des ruches. On a terminé le repas au raki, la dorade grillée était délicieuse, le patron adorable. Confus de ne plus avoir de pâtisseries, il m'a apporté du gâteau au yahourt. Dans Maupassant, la jeune femme quitte la maison confortable de son mari, trois semaines tous les six mois, pour aller vivre dans le désert. Elle revient la robe en guenille et le visage en poussière.

° Je repense souvent à cette nuit de stress (il y en a eu tant cette année), où je devais me lever à 5h du matin pour regagner Lyon, et durant laquelle les heures me séparant du réveil s'amenuisaient sans que je ne puisse trouver le sommeil. J'avais fini debout dans la cuisine, attrapant la bouteille de porto sur la pointe des pieds, je m'étais servi un verre généreux et l'avais avalé en trois gorgées. Je m'étais rincé la bouche et étais retournée m'allonger, attendant les effets de l'alcool. Cela n'avait pas trop tardé, juste assez de gorgées pour diminuer le stress qui me rongeait. J'ai pu profiter de deux heures de sommeil. Je repense souvent à cette nuit là, maintenant que j'en passe de plus sereines. Ce soir j'entends la mer, je suis allongée dehors, sur un matelas posé dans un patio grec. Je crois que je vais dormir paisiblement.

° Une allergie au soleil me cloue au lit depuis deux jours. Je connais par coeur les différents modes de la climatisation de la chambre d'hôtel. Depuis la terrasse, je regarde rapidement la piscine avec envie. Ce matin, j'ai laissé la porte de la salle de bains ouverte et ai pu admirer les palmiers en me douchant. La famille visite l'île. J'ai mal au cou et à la poitrine, même à l'ombre des parasols. Certaines familles restent au bord de la piscine toute la journée, je me demande s'ils s'ennuient aussi. J'ai chargé Maxime de me rapporter des barrettes et un tissu large et léger. Je lui ai dessiné la forme des barrettes pour qu'il ne se trompe pas. Je me demande s'il va trouver ce dont j'ai besoin. De petits hauts parleurs diffusent une musique sans paroles, le bar propose des cocktails, la serveuse les prépare rapidement. Je la regarde faire. Elle n'a pas trop de travail en journée, mais à partir de 18h elle commence à s'agiter et à aligner les bouteilles sur le plan de travail en bois. J'aimerais retourner diner dans une taverne ce soir, ce serait ma seule occupation, avec la lecture d'un pavé à succès que je n'apprécie guère mais qui a le mérite d'être écrit en français et non en grec.

° Je sors enfin, le grand tissu rapporté par Max recouvre tout le haut de mon corps. C'est le début de la soirée, on entame la descente en direction de la plage. On a pris les gâteaux apéritif dans les sacs de randonnée. La balade est rapide, en quinze minutes on aperçoit la plage tout en bas, un lagon sublime avec des îles de sable blanc, en trente minutes on est en bas. Il y a si peu de fond que les gens au loin semblent marcher sur l'eau. Il fait très chaud, je transpire dans mon châle mais au moins le soleil d'atteint pas ma peau. Les derniers mètres se font en courant, et nous venons nous écrouler sur le sable. La plage se vide, nous sommes à Balos, c'est sublime. De petits panneaux en bois indiquent la taverne, nous allons y manger et nous remonterons à la lumière des lampes frontales. La taverne est minuscule, nous sommes les seuls clients. Six hommes nous accueillent, l'un d'eux est français, les autres sont albanais. Très vite, une jeune fille fait son apparition, elle est albanaise aussi, arrivée à la taverne depuis deux ans, venue rejoindre son frère qui avait fuit la guerre. Elle nous explique tout cela dans un anglais très approximatif, traçant sur le sable certains signes avec ses doigts de pieds. Nous nous installons à une table très proche des vagues. Le français nous explique qu'il n'y a jamais personne le soir, qu'habituellement les gens n'osent pas faire la remontée de nuit. Il prend notre commande, nous conseille la tartine de fromage et purée de tomates, les souvlakis au porc. Il nous explique qu'il ne parle ni grec ni albanais, qu'il est là depuis deux mois et bien content d'échanger quelques mots de français. Ici, tout le monde l'appelle "it's possible" car il passe son temps à demander "it's possible to eat? it's possible to swim?…" Ce détail fait rire tout le monde, il ne précisera pas son vrai prénom. Au bout d'un moment, je lui demande pourquoi Balos, pourquoi être venu là, sur cette plage perdue, en Crète, rejoindre six personnes qu'il ne connaît pas et avec qui il ne parvient pas à communiquer. Il me répond tout doucement que 2012 est l'année du dragon et que la Crète, vue du dessus sur les cartes, ressemble à un dragon. Il précise que Balos est placé à l'extrémité de la tête du dragon. Il a une longue barbe, des cheveux longs et bouclés très beaux, sa peau est presque noire, brunie par le soleil. Je ne lui donne pas d'âge, il précisera plus tard être né en 1980, je le pensais plus jeune. Il confie de sa voix calme, durant le dîner, que son but est de rassembler assez d'argent pour s'acheter une barque et parcourir les cinq kilomètres qui séparent Balos d'une petite île déserte au loin, qui a cette fois, la forme d'un gorille. Il l'appelle l'île du gorille, et comme son signe chinois est le singe, alors il faut qu'il y aille. Il pense mettre plusieurs mois à financer sa barque. Je suis étonnée par cet incroyable personnage, je voudrais le faire parler encore longtemps, lui demander où est-ce que je dois aller, quelle forme aura mon île. Il sait que notre vie est très différente de la sienne, il parle tout bas. À la fin du succulent repas, la jeune fille albanaise nous apporte des petits verres de raki au miel. Le soleil est couché depuis longtemps, la mer est calme, à nos pieds. Nous dégustons des petits morceaux de pastèque. La jeune fille vient nous proposer de dormir sur place. Le français nous explique que derrière le restaurant se trouve un tout petit camping, interdit, caché sous les arbres et gratuit. Nous réfléchissons quelques instants avant d'accepter. Il nous emmène dans une petite cabane en bois pour cinq personnes. Il y a des matelas et des draps propres, c'est étonnement confortable, nous sommes bluffés. Il est minuit, nous retournons nous baigner, presque sans maillot de bain, sous les étoiles. Plus tard, je ne tiens que deux heures dans la cabane avant de regagner le sable, à 3h du matin. Les ciel est enfin incroyable, je m'allonge et compte quatre étoiles filantes en quelques secondes seulement. À l'aube, sans avoir fermé l'oeil, je marche sur la plage. Je suis assoiffée, je n'ose réveiller personne pour demander de l'eau et finis une bouteille abandonnée entre deux transats. Je suis dans un autre monde, sans notion de temps, je sais que le soleil n'a pas encore dépassé la montagne et que personne ne se lèvera avant un bon moment.

° Je suis dans ma cabine, je vois l'eau noire par le hublot, tout tangue. Cela fait trois jours que nous sommes partis en mer. Trois jours que nous vivons sur les flots. Le matin, il suffit de remonter de la cabine pour se retrouver sur le pont du catamaran, à un mètre de la surface de l'eau avec l'immensité autour. Je dors dans une des deux coques, à l'avant, dans la cabine pilote. C'est comme un petit cercueil creusé dans la coque, on y descend par le plafond et le matelas occupe tout l'espace. J'entends les vagues cogner contre les parois de mon cocon, j'entends les cordes fouetter le mât, les serviettes étendues qui flottent dans le vent trop fort. La famille est toute proche, dans ce qui reste de coque. Je laisse la porte de ma cabine ouverte toute la nuit ainsi le vent s'y engouffre et mon visage est sous la totalité du ciel. Presque incroyable, je mets du temps à fermer définitivement les yeux. Aujourd'hui, la mer était mouvementée, il nous était impossible de couper des légumes à bord. Nous avons attendu le mouillage pour déjeuner. Chaque soir, lorsque l'on dîne sur la terre ferme, nous continuons à tanguer, d'un pied sur l'autre, de gauche à droite. Et ce, jusqu'à ce que l'on retourne se coucher sur le catamaran, en zodiac. 

° Je suis sur le pont, allongée sur les lattes de bois, le visage posé sur un endroit frais et régulièrement arrosé par les vagues. La vie en mer est lente. On ne peut pas réellement marcher, mais on peut nager, on ne peut pas faire des choses précises, tout bouge. Difficile d'écrire sur du papier, de lire. Je passe beaucoup de temps dans les filets, à l'avant, un bras pendant entre deux mailles et tentant de toucher l'eau. Lorsque l'on abandonne le moteur pour hisser les voiles, ça devient presque magique. Lou crie "Hissez la grand voile!". Nous sommes arrêtés dans les cyclades, aux abords de l'île où a été tourné le Grand Bleu. Il paraît qu'un bar diffuse le film chaque jour à 18h, en français. Nous n'irons pas vérifier.

° C'est mon avant dernière nuit dans la coque du catamaran. Je regarde le ciel depuis mon oreiller, ce soir, la couverture bleue n'est pas de trop. Le vent s'engouffre dans mon cocon par grosses rafales. Le matin, lorsque je m'assois sur mon matelas, ma tête est déjà à l'extérieur. Je savoure ces dernières habitudes. L'eau est à quelques centimètres de mes oreilles, tout est déchaîné. La taverne était délicieuse, comme chaque soir nous avons mangé sans chaussure.